Dans notre communauté de francophones à l’étranger, il arrive bien souvent que nous soyons le.la seul.e à pouvoir transmettre le français à nos enfants quand notre conjoint le parle peu ou pas. Nos enfants sont des bilingues précoces simultanés car ils ont deux langues maternelles dès la naissance. Quand il s’agit des enfants et de l’éducation on entend beaucoup de mères s’exprimer sur le sujet. Aujourd’hui, j’ai envie de donner la parole aux hommes car la langue maternelle est aussi (et bien sûr) transmise par le père et ils sont nombreux à prendre le sujet à cœur. Écoutons ce qu’ils ont à nous dire.
La langue maternelle, paternelle, natale ou encore primaire
Lorsque je parle de langue maternelle transmise par le père, je me rends bien compte de l’étroitesse, voire la désuétude du terme langue maternelle. Faut-il alors parler de langue paternelle ? Pourquoi pas, cela a le mérite d’être clair et de supposer qu’il existe une autre langue dans la famille. Les linguistes utilisent les termes de langue natale ou encore langue primaire afin de désigner la ou les langues que nous apprenons tout-petits.
Cela fait longtemps que j’avais envie d’écrire cet article mais j’avais des doutes : les pères auraient-ils envie de partager leurs histoires ? Prendraient-ils le temps de me répondre ? Trouveraient-ils même le sujet digne d’intérêt ? Lorsque j’ai lancé mes appels à témoignages j’ai été surprise et heureuse de tant de réponses positives spontanées. J’ai eu la chance d’interviewer une dizaine de papas et bien d’autres encore m’ont contactée.
Transmettre sa langue : une affaire de parents avant tout
Avant la naissance de leur première fille, Sébastien et Isabelle, sa femme espagnole, avaient déjà parlé ensemble de la langue que chacun d’eux parlerait. « Cela a été très clair pour nous que je parlerai uniquement français aux enfants et elle espagnol. Nous voulons que nos enfants soient totalement bilingues et partagent nos deux cultures. Isabelle a été la première à me soutenir, notamment en expliquant notre choix à sa famille qui ne parle pas français afin qu’ils ne s’étonnent pas que je parle en français devant eux à notre bébé. »
Christophe vit au Canada et son épouse est anglophone. « Nous avons décidé que je parle français pour trois raisons :
- Mon accent anglais n’était pas très bon.
- Je préférais parler dans ma langue maternelle afin d’appeler mes enfants ma puce ou ma chérie plutôt que honey bunny
- Ma femme a souffert que ses parents ne lui aient appris ni l’italien ni l’allemand. »
Si établir une stratégie de langage familiale semble clair pour beaucoup de couples qui en discutent en amont des naissances, ce n’est pourtant pas une chose évidente. Pierre est marié à une américaine, il me raconte : « Nous n’avions pas vraiment parlé de ce sujet avant la naissance de notre aîné. Nous avions discuté de mettre en place des rotations de semaines français / anglais mais son niveau de français ne l’a pas permis. Cette alternance a très vite été frustrante pour elle. Nous sommes donc passé sur un schéma où je m’adressais uniquement en français aux enfants. »
Des pères impliqués
Seuls en charge de la transmission du français beaucoup de ces pères ont pris leur rôle très à cœur. Fred vit à New York, sa femme est mexicaine et ils ont une petite Eva de 3 ans. « Je vis mon rôle avec fierté et responsabilité. Sans une forte implication de ma part, je sais que l’espagnol et l’anglais relègueront vite le français en 3ème position. »
Pierre vit en Alabama avec son épouse américaine et leurs deux garçons. Il me confie : « J’ai pris mon rôle assez bien mais j’ai très mal vécu une certaine pression de ma mère, en particulier, qui trouve que le niveau de français de mes enfants est insuffisant et que je ne fais probablement pas assez d’effort. »
Avec 3 enfants âgés de 20 à 26 ans, Francis, dont la femme est américaine, me parle avec recul : « J’ai pris mon rôle très sérieusement et même comme un sacrifice : chacun de nos enfants a passé une année scolaire en France entre 6 et 9 ans, ainsi que des étés en France. Sans cela je pense que leur niveau de français ne serait pas réellement natif. »
Patience, constance et persévérance
Quand la langue du couple n’est pas le français, que la vie extérieure se déroule dans une 3ème langue, ou quand vous ne côtoyez quasi pas de francophones, il n’est pas du tout évident de se « remettre » à parler français. Surtout à un bébé qui ne vous répond que par de gentils gazouillis. Pas toujours facile de se sentir à l’aise en public ou en famille quand personne ne comprend ce que vous dites. Lorsque les premiers mots arrivent, là encore le français n’est pas forcément dans le top 10. La route peut sembler longue et les résultats longs à venir. A quand les premières conversations ? Patience, le français fait son chemin même si peu d’indice semble en attester…
Fred constate : « Jusqu’à présent, Eva (3 ans) a été plus proche de sa maman. Je travaille pas mal et donc les choses ont été plus dures pour moi, l’espagnol est clairement sa première langue. Je pense qu’il faut s’investir et créer des moments privilégiés entre père et fille tels que le bain, la lecture, la sortie au parc, le dessin, etc. Des activités qu’elle apprécie et qu’elle associe avec son papa. Nous allons aussi tous les samedis matin au FIAF assister au programme des 1 à 4 ans pour les native speakers. »
Mais que faire quand son enfant ne vous parle ni ne vous répond en français ?
Sur les conseils de son beau-frère américain vivant à Paris, Sébastien adopte la stratégie du « Répète en français, je n’ai pas compris. » J’ai choisi de ne rien laisser passer en espagnol et de faire répéter mes filles en français à chaque fois. C’est épuisant mais cela a eu de bons résultats car nous vivions dans un environnement strictement hispanophone. » Guillaume, dont la femme est américano-iranienne, m’écrit : « J’ai choisi quelque chose de plus soft, les laisser me parler anglais et répondre en français. Il était trop fatiguant de faire la première stratégie 🙂 »
Depuis le Colorado, Francis et sa femme se sont fixés comme objectif que « les enfants soient chez eux en France quand ils le décident ». Pour cela, ils ont établi quelques règles qu’ils ont suivi pendant 20 ans :
- Parler uniquement français à la maison, sauf en présence de tierce partie anglophone
- Ne jamais mélanger les langues dans une conversation ou dans une phrase
- On parle français à table au diner
- Pas de télé américaine
Des moments privilégiés avec son enfant
Charles-Louis vit dans le Vermont avec son épouse américaine. « Avant la naissance de mon fils, j’avais tellement peur qu’il ne parle pas français. Ici, pas de crèche ni d’école française, je suis seul. Alors j’ai mis en place des moments juste pour lui et moi en français. Nous écoutons notamment beaucoup la radio en voiture et le soir j’aime bien regarder le JT de Pernaut. Mon fils est devenu son premier fan, nous lui avons même écrit une lettre ! »
« Chez nous la lecture est un moment très important, explique Jean-Édouard. Mon fils adore ces moments et il apprécie que nous lisions le même livre en français et en anglais avec sa mère. J’essaie de trouver un maximum de livres existant dans les deux langues. »
Pierre acquiesce : « Il est important de trouver des activités fun pendant lesquelles parler français est une habitude. Dans mon cas, je marche beaucoup avec mes enfants (mon épouse se joint rarement à nous), ou la lecture de livres (abonnement mensuel) ou des jeux (légos, puzzles…), ou quand ils m’aident sur des projets dans le garage ou le jardin. Ce sont des activités où je suis seul avec mes enfants et par conséquent nous n’avons pas de raison de parler anglais. »
La solitude du transmetteur unique
Pas facile d’être le seul francophone à bord reconnaissent tous les papas. « Si on flanche c’est foutu !» lance Sébastien. « Quand on est soi-même bilingue ou très à l’aise avec la langue de l’autre, ou celle du pays, on peut vite oublier de parler français. » Oui, la langue dominante n’a de cesse d’essayer de gagner du terrain.
Pour Francis, transmettre le français a été un long chemin : « Devoir fréquemment rappeler aux enfants de parler français, reprendre lorsqu’un mot manquant était remplacé par de l’américain, maintenir cette discipline sur soi et sur eux. Maintenant ils en sont très reconnaissants, mais à l’époque ce n’était pas toujours drôle. »
Le soutien indispensable du conjoint
Sans un soutien actif de leur conjoint beaucoup de papas auraient sans doute abandonné, usés par les répétitions et peut être frustrés par les résultats. Christophe atteste : « Mon épouse m’a énormément soutenu, alors qu’elle-même ne comprenait pas très bien la conversation que j’avais avec nos enfants. » Sébastien renchérit : « Si par mégarde il m’arrive de parler en espagnol à mes filles, Isabelle est la première à me reprendre, rigole-t-il. Pour elle, entendre nos filles parler un si bon français est une fierté. »
Après l’acquisition du langage, le choix d’école et la lecture et l’écriture en français
Pour les enfants de couples multilingues ou strictement francophones, en vivant à l’étranger le choix de leur école est un facteur déterminant dans le développement de leur bilinguisme (voir notre article Quel système éducatif choisir en expatriation pour ses enfants ?)
Pierre me raconte : « Mes 2 enfants ont compris le français très rapidement mais m’ont systématiquement répondu en anglais. Avec mon aîné, il était difficile d’avoir une conversation. J’essayais de l’aider à traduire ou je le faisais répéter mais ça ne nous permettait pas d’avoir une conversation. J’ai donc cherché à le mettre dans une école française, mais il n’y en a aucune où j’habite. Nous avons décidé de vivre en France pendant 2 ans et demi, de la grande section au début du CE1. Nous n’aurons pas la possibilité de bénéficier de la même opportunité pour le petit (3 ans), et je pense que ce sera très difficile. »
Pour les enfants qui ne sont pas scolarisés dans un établissement francophone, il existe de nombreux moyens pour continuer leur apprentissage académique du français. Notre blog en regorge et vous y trouverez de nombreux avis de familles.
Le temps, l’usure et la distance entre le transmetteur et sa langue
Se forcer à parler en français, reprendre, faire répéter, faire les leçons, faire les devoirs… le temps et les enfants nous usent ! Ce papa anonyme s’est donné à fond pour ses deux premiers enfants, il a été strict sur le langage et les enfants sont allés en primaire quelques années à l’école française de leur ville. Mais le temps passe et il n’a pas eu l’énergie ni la motivation suffisante pour en faire de même avec les deux suivants. Le 3ème parle bien français mais il ne l’écrit pas. Et le petit dernier ne parle pas bien français selon sa famille de France.
Il est aussi possible de rater le coche de parler français à son enfant. Je me souviens de ce papa qui m’avait contactée en me demandant si j’avais une recommandation de prof particulier pour son fils. « Mon fils a 5 ans et il ne parle pas français car je ne lui ai jamais parlé français. Il ne sait pas que je suis français. ». Lui répondre a été délicat car je ne pensais pas qu’un professeur particulier pourrait le remplacer et qu’il n’était jamais trop tard pour s’y mettre, mais je ne voulais pas qu’il se sente jugé. Je me suis longuement demandé qu’elle était son histoire personnelle pour qu’il n’ait pas transmis sa langue maternelle.
Y a-t-il une différence homme-femme dans la transmission du langage ?
« Honnêtement, je n’en vois pas. » me dit Christophe.
Pierre ajoute : « Je ne pense pas que ce soit propre aux hommes mais notre situation familiale et nos métiers respectifs font que mon épouse passe beaucoup plus de temps à la maison que moi et par conséquent elle bénéficie d’une période d’échange avec nos enfants plus importante. Cela dit, je ne suis pas convaincu que cela pèse beaucoup par rapport à l’influence de l’anglais à l’école et dans tout ce qui nous entoure. »
Conseils de pères
Ne parlez que français aux enfants
Commencez dès la naissance
Soyez soutenu à 100% par votre conjoint
Si vous avez le courage, forcez vos enfants à vous répondre en français
Trouvez des activités parent-enfant en français
Soyez persistant et consistant
Ce ne sont jamais les enfants qui limitent… ce sont les parents !
Je tiens à remercier Christophe, Fred, Sébastien, Jean-Édouard, Charles-Louis, Guillaume, Pierre, Francis et tous ceux qui m’ont contactée pour partager leur expérience. Cela a été personnellement très enrichissant pour moi et j’espère que leurs témoignages aideront de nombreuses familles bilingues !